
Pour une critique féministe
Jean-Michel Frodon a raison quand il affirme qu’aucune cinéaste
de grande envergure n’est découverte parmi les quatorze
nouvelles réalisatrices françaises qui arrivent entre
1968 et 1975 [147]:
en effet, les deux cinéastes qui apportent le plus au cinéma
sont incontestablement Marguerite Duras et Chantal Akerman. La première
réalise un premier film en 1966, La Musica, en co-réalisation
avec Paul Seban [148]
et la deuxième est d’origine
belge mais distribue ses films en France et navigue ensuite entre
les Etats-Unis et Paris. Dès lors, si on considère
que la nouvelle vague de réalisatrices émerge dans
la seconde moitié des années soixante et non strictement
après soixante-huit et qu’on inclut Chantal Akerman,
comme le fait par ailleurs Françoise Audé [149],
on peut conclure que deux cinéastes incomparables bouleversent
le langage cinématographique et qu’elles vont en plus
donner au cinéma – féminin - des années
soixante-dix ses plus beaux chefs d’œuvre. Contre-bandières
sur cette terre des hommes…
Films de femmes,
films de validation, films féministes, réalisme utérique
, Contre-Nouvelle Vague…
On a vu l’importance
de l’expression films de femmes pour les féministes
comme stratégie contre la culture patriarcale, et si elle
a été mal utilisé hier et l’est encore
aujourd’hui, ce n’est pas en cherchant de nouveaux termes
que les films de femmes et/ou à tendance féministe
seront mieux reconnus mais en travaillant à développer
des approches gender. Pour Françoise Audé,
l’une des seules pourtant en France qui se soit penchée
sérieusement sur le cinéma féminin de l’époque,
rares sont les films qui trouvent grâce à ses yeux.
Son jugement est définitif et sans appel : la plupart des
réalisatrices n’ont pas fait avancer la cause des femmes,
ce serait même plutôt l’inverse. Elle est impitoyable
avec La fiancée du pirate dont elle juge le discours
fort douteux, car Marie se libèrerait par la prostitution,
or le film est plus que ça. Françoise Audé
n’analyse pas le cinéma des femmes en s’appuyant
sur les théories féministes du cinéma mais
selon sa conception personnelle du féminin et du féminisme.
Nelly Kaplan a ressorti en salles cette année une copie neuve
de son film et on peut s’apercevoir que trente ans après,
l’humour du film frappe toujours juste et les réactions
du public sont aussi enthousiastes qu’il y a trente ans [150].
Sont ressortis également cet été Simone
Barbès ou la vertu de Marie-Claude Treilhou et Wanda,
un des premiers et rares films de fiction réalisés
par une femme aux Etats-Unis dans les années soixante-dix
: y aurait-il à nouveau une demande de cinéma féministe
?
Quand Jean-Michel
Frodon ajoute que la multiplication des films réalisés
par des femmes dans les années soixante-dix est une figure
particulière du « cinéma-témoignage »
[151],
c’est dans un sens féministe qu’il faut prendre
ce témoignage : quelles leçons nous enseigne t-il
et à qui ? Il a souvent été noté par
les féministes de la génération du Mouvement
de Libération des Femmes que leurs idées politiques
et idéologiques n’avaient pas été - ou
mal - transmises aux générations suivantes : féministe
reste un mot péjoratif, qui fait peur, alors qu’il
est encore nécessaire. Aujourd’hui, il revient à
l’ordre du jour avec le mouvement alter-mondialiste par exemple,
mais combien d’organisations féministes qui fleurissent
depuis la Marche Mondiale des Femmes en 2000 commencent par se justifier
? Le réseau Encore Féministes [152]
! lance un manifeste
avec « vingt bonnes raisons d’être encore féministes
», Les Sciences Potiches se Rebellent [153]
se déclarent « féministes et fières de
l’être », pour les Chiennes de Garde
[154],
Isabelle Alonso sort un livre « Pourquoi je suis une chienne
de garde » [155]…
Ce n’est pas que le machisme serait moins évident mais
plutôt comme s’il fallait toujours s’excuser d’être
féministe [156].
Alors, non seulement il faut regarder féministement
les films de femmes des années soixante-dix pour
les comprendre et enrichir la mémoire collective des luttes
des femmes mais aussi tirer des leçons des résistances
que les réalisatrices ont rencontrées, afin que l’histoire
ne se répète pas indéfiniment.
En effet, ce qui
est vraiment troublant, c’est que trente ans après,
les contradictions que nous avons analysées par rapport à
l’expression film de femme ne sont toujours pas dépassées.
Dominique Martinez, qui a étudié le cinéma
des femmes des années 2000, remarque que nombre de réalisatrices
contemporaines [157]
s’offusquent devant ce terme
(telle Catherine Corsini, « Dit-on homme cinéaste ?!
» [158])
et semblent méconnaître l’histoire de cette notion.
Marie-Claude Arbaudie dans le Film Français écrit
à propos du Festival International de Films de Femmes «
aujourd’hui, la plupart des femmes refusent ce ghetto »
[159]
: or, on a vu que les réalisatrices d’hier le refusaient
tout autant, et surtout que ce problème de ghettoïsation
est une fausse menace à l’encontre des femmes. Il ne
faut pas confondre les réactions anti-féministes qui
parlent sans cesse de films de femmes tout en fustigeant
la notion et les problèmes internes du Festival International
de Films de Femmes de Créteil : ce dernier qui a toujours
eu du mal à s’intégrer dans le paysage culturel
parisien en tant que manifestation connotée féministe,
doit reconsidérer ses positions car, à force de ne
pas vouloir être politisé pour ne pas faire peur, le
festival a vidé de son sens subversif et politique la notion
de films de femmes ; soit Jackie Buet et son équipe
s’intéressent à nouveau au contexte social et
politique des femmes, soit leur festival deviendra de plus en plus
factice et sans intérêt pour le cinéma des femmes.
[160]
Et dans ces années
2000, les films réalisés par des femmes souffrent
toujours autant d’une mauvaise presse, d’autant plus
quand ils ont un propos féministe. Les controverses autour
de Baise-Moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi,
rare film à aborder les femmes sous domination masculine,
sont de ce point de vue tout à fait significatives. Il est
intéressant d’analyser l’accueil de ce film par
les critiques et les quotidiens afin de voir quels regards porte
aujourd’hui l’intelligentsia sur le féminin,
la sexualité féminine, la violence, et comment entre
en compte le fait que l’auteur soit une femme. Nous trouvons
en fait beaucoup d’analogies, ce malgré les avancées
féministes, avec la réception des films de femmes
des années soixante-dix. D’ailleurs, Baise-Moi
entretient une filiation avec ces films: sa mise en scène
crue, son parti-pris réaliste, la violence sexuelle des hommes,
la force subversive des héroïnes, leur amitié
comme fil conducteur…autant d’éléments
que l’on trouve dans certains films de femmes que
nous avons analysés. Mais si la violence, le pessimisme,
la détresse et la solitude que dégage Baise-moi
font sa différence et sa force, il alarme par ailleurs sur
la façon dont les femmes peuvent se représenter :
les héroïnes ont intégré tous les comportements
des hommes sous l’idéologie patriarcale, elles sont
sur-masculinisées tout en exhibant les attributs féminins
traditionnels : une crise de l’identité féminine,
des paradoxes et des contradictions encore plus problématiques
peut-être qu’il y a trente ans. Ceci n’a pas du
tout été noté par les critiques, au contraire
ils ont la plupart dénigré le film : « Baise-moi
est pour l’essentiel un film primaire » [161].
« A travers tout son appareillage promotionnel, le film tend
le cul pour vendre le sang et l’horreur. Le désir est
totalement absent […] film au service de la barbarie en quelque-sorte
» [162].
« Pourquoi filmer des scènes de sexe toutes crues pour
hurler son dégoût viscéral ? Pour vendre des
produits dans l’air du temps en réactualisant des vieux
débats confus concernant l’ordre moral ? […]
Dans Baise-moi, film boucher, il n’est question que
de chair et de tripes. Presque jamais de désir. Mauvaise
pub pour le sexe… » [163].
L’absence de désir et la barbarie au cinéma
n’ont pas toujours dérangé, on peut se demander
s’ils ne posent pas problème quand ils viennent des
femmes. Télérama aime encore moins le film : «
goût de cendres, de fonds de commerce, de camelote réchauffée
sauce hot. […] Envie de dire à Virginie Despentes
et Coralie Trinh Thi ce que leurs images avouent malgré elles
: trop tard les filles, désolé » [164].
Et les Cahiers du Cinéma renchérissent « rien
de nouveau sous les culottes » [165].
Là encore, ce que refusent de comprendre ces critiques, c’est
que l’histoire des hommes n’est pas celle des femmes,
ce qui est « trop tard » pour l’un ne l’est
pas pour l’autre, le point de vue féminin dans des
scènes de violences sexuelles en tant que sujet actif s’était
rarement vu au cinéma. Les débats qui ont entouré
le film se sont acharnés à parler de pornographie,
de censure et de film d’auteur, autour de l’éternel
dilemme peut-on tout montrer ?, mais aucun ne s’est
interrogé sur le sens que peut prendre à l’écran
la violence des femmes sur les hommes, calquée sur un certain
cinéma mais aussi sur une réalité, celle de
la violence des hommes sur les femmes : il ne s’agit pas de
vengeance (terme qui rappelle par ailleurs des critiques faites
à La Fiancée du Pirate), ni de pornographie,
mais plus d’une réponse à celle-ci : comment
ne pas voir l’évidence politique dans les scènes
dites « de cul », quand Manu déchire ses collants,
elle détourne un attribut érotique féminin
en une subversion obscène, et la scène de la fellation,
« figure incontournable et académique du cinéma
X » [166]
est également une critique
des représentations traditionnelles des phallus en érection
(véhiculant l’idéologie du sexe fort).
Tuer des hommes revient à se libérer symboliquement
l’organisation patriarcale, comme dans Jeanne Dielman
et La fiancée du pirate, mais la domination masculine
s’exprime surtout pour Nadine et Manu en terme de mépris
pour elles-mêmes et de fatalisme.
Sans critique féministe, l’histoire du cinéma
français continuera à avancer sans les femmes. Si
ce cinéma a tout à gagner à considérer
l’approche gender, ce sont surtout les femmes et
la culture féministe qui ont intérêt à
connaître et à se battre pour leur histoire, les films
qui construisent la conscience collective, seul moyen de ne pas
être divisées et isolées. A l’heure où
un nouveau mouvement féministe est peut-être en train
de naître, fouiller le passé est aussi important que
penser le présent.
Mais pourquoi n’y
a t-il pas eu en France une critique féministe du cinéma
comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne ? Brigitte Rollet, Geneviève
Sellier et Ginette Vincendeau qui y travaillent se sont posées
la question : cette pensée s’est développée
outre-atlantique « dans un contexte politique de contestation
du savoir académique à partir d’une critique
du pouvoir patriarcal et de l’élitisme culturel qui
ne connaît pas d’écho en France » [167].
Car en France, il y a : « le sexisme primaire (qui n’est
pas hélas à exclure) […], l’amalgame entre
féminisme et sociologie, à une époque où
toute approche considérée comme idéologique
est considérée comme ‘‘dépassée’’[…],
la défense du cinéma d’auteur [ou] l’accent
mis sur l’auteur en tant qu’individu, conduit
par une ‘‘nécessité intérieure’’
à s’exprimer, [qui] est une stratégie qui occulte
d’autres aspects déterminants (dont le sexe de l’individu
en question) ». [168]
La théorie
féministe ne prétend pas se poser en nouvelle
orthodoxie ; elle a cependant le mérite d’affirmer
sa propre idéologie – ce qui ne veut pas dire
qu’elle ne soit que cela – en révélant
les bases sur lesquelles ses prises de position sont élaborées
[…]. Après tant d’années passées
à exporter la pensée française vers les
pays anglo-saxons, souhaitons qu’un mouvement de retour
se fasse en faveur des ouvrages des féministes d’outre-Manche
et d’outre-Atlantique, travaux souvent passionnants
et parfois brillants. [169] |
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