
- Genre et
gender -
Dans les années
soixante-dix, les femmes qui progressent dans la profession cinématographique
réalisent une partie non négligeable de la production
totale des films. Ces films sont alors souvent regroupés
sous l’appellation films de femmes, à la fois
par les femmes elles-mêmes - plus souvent celles qui soutiennent
le cinéma féminin en organisant des festivals de films
de femmes ou en écrivant dans des revues du cinéma
- que les réalisatrices elles-mêmes, et à la
fois par les médias, souvent en leur défaveur (les
féministes les appelaient les mâles-médias),
l’expression prenant alors un sens restrictif ou péjoratif.
Si les multiples festivals qui se développent dans la ferveur
féministe de l’époque servent la visibilité
de ces films et peuvent promettre à leur auteure une distribution
alors difficile, y participer risque d’autre part de les stigmatiser.
Un paradoxe dont elles sont encore victimes vingt ans plus tard,
en 1995, dans l’Age moderne du cinéma français
où Jean-Michel Frodon [85]
écrit :
Quatorze
réalisatrices sont apparues entre 1968 et 1975. Si
la réalité statistique ne fait pas de doute,
il faut bien aussi constater qu’on ne découvre
aucune cinéaste de grande envergure parmi elles : leur
plus grand mérite aura moins tenu à la qualité
de leurs oeuvres qu’au fait d’avoir ouvert une
brèche. La faute en revient au sexisme du
monde cinématographique, dont l’esprit n’a
pas changé du jour au lendemain. Mais aussi, pour partie,
au fait que ces films se seront voulus films de femmes
avant d’être celui de cinéastes. Ce volontarisme
démonstratif en fait un cas particulier des impasses
où se perdra le cinéma de l’après-68
[86]. |
« …
que ces films se seront voulus films de femmes avant d’être
celui de cinéastes. » Avant d’analyser cette
phrase, très éclairante quant à la perception
du cinéma des femmes, il faut d’abord revenir sur le
sens de l’expression film de femme et son origine
américaine, le woman’s film.
---------Les
woman’s films
Aux Etats-Unis, alors que le Woman’s Lib bat son plein, des
féministes s’attaquent aux représentations qui
aliènent les femmes, et notamment celles proposées
par la machine à rêves hollywoodienne. Molly Haskell
publie en 1974 un ouvrage important, From Reverence to Rape
: the Treatment of Women in the Movies [87],
paru en français sous le titre La femme à l’écran,
de Garbo à Jane Fonda. Elle analyse le woman’s
film, un genre hollywoodien très courant dans les années
trente et quarante, appelé ainsi car il met en scène
un personnage et un univers féminins. Ces fictions féminines
sont des mélodrames qui explorent les rôles féminins,
de jeune fille, de mère, d’épouse, en célébrant
des valeurs traditionnellement féminines, les émotions,
la loyauté ou la trahison, l’amour ou la passion, la
beauté…
Le genre
allait du réalisme de pacotille, dont l’intention
subversive n’apparut que rétrospectivement, aux
films rares, qui utilisaient les conventions pour les saper.
A son niveau le plus bas, le mélodrame, le film
de femme, comble un besoin onaniste, c’est un porno
émotionnel pour ménagère frustrée.
Les mélodrames sont basés sur une esthétique
pseudo-aristotélicienne et politiquement conservatrice
selon laquelle les spectatrices sont amenées, non pas
par la pitié et la peur mais par l’apitoiement
sur elles-mêmes et les larmes, à accepter, plutôt
qu’à rejeter leur sort. Qu’il y ait un
besoin et un public pour une telle drogue sous-entend un lot
considérable de vraie misère. Et qu’un
qualificatif comme film de femme puisse être
utilisé sommairement pour rejeter certains films, sans
aucun effort de la part des critiques pour établir
des distinctions et explorer le genre, révèle
certaines des raisons de cette misère. [88] |
Les films de
femme sont en quelque-sorte des films de propagande qui promeuvent
une image traditionnelle des femmes, tout en étant un défouloir
pour un public féminin en manque de représentations.
Si certains films peuvent se démarquer, ou avoir un important
succès commercial (les femmes constituent un public important),
le film de femme est un genre condamné par le mépris
dans lequel le tient la critique cinématographique. Molly
Haskell va au-delà de cette qualification et il y a pour
elle autant de catégories de films de femme que
de genres de femmes. Cependant elle distingue trois groupes, ou
types de personnages féminins définissant un certain
genre de fiction :
- les femmes «
extraordinaires », incarnées par des actrices comme
Marlene Dietrich, Katharine Hepburn, Bette Davis…les «
aristocrates de leur sexe » ; elles sont des femmes émancipées,
leur point de vue est particulier et exceptionnel, rendant difficile
une identification de la majorité des femmes, des modèles
impossibles en quelque-sorte, ce qui leur vaut une certaine impopularité.
- les femmes «
ordinaires » représentent la plupart des personnages
des woman’s films, mettant en scène un personnage
dont les possibilités que lui offraient la vie ont été
limitées par un mariage ou des revenus ; elles sont du côté
des victimes et des mythes féminins tels que le refus, le
sacrifice de soi-même… « Le but de ces fables
n’est pas d’encourager la femme à se rebeller
et à mettre son rôle en question, mais de la réconcilier
avec celui-ci et ainsi de préserver le statu-quo. »
[89]
- enfin, il y a
« la femme ordinaire qui aspire à devenir une femme
extraordinaire », c’est-à-dire que le personnage
dépasse sa condition de victime, transcende les discriminations,
jusqu’à maîtriser sa vie, son destin. [90]
Cette dernière
catégorie constitue généralement le meilleur
des films de femme, quand un metteur en scène révèle
avec talent ce conflit si spécifique aux femmes, la conciliation
entre ce qu’elles conçoivent comme un devoir biologique
avec leur désir d’être libres. En Europe, les
drames psychologiques, les films qui expriment des problèmes
émotionnels féminins n’ont pas cette étiquette
films de femme, ils ont au contraire un certain prestige,
les plus fameux étant ceux de Bergman. Sans doute est-ce
parce-que la notion d’auteur en Europe est plus forte que
celle de genre, et qu’en l’occurrence l’auteur
reste un homme. A l’inverse, l’expression film de
femme va être utilisée lorsque l’on parle
de films réalisés par des femmes, en France
par exemple (voir en annexe un article de Libération de 1964
sur deux films de femmes). Il est vrai que la majorité
des films que les femmes vont réaliser dans les années
soixante-dix ont d’importants points communs avec les woman’s
films : ils mettent en scène un (des) personnage(s)
féminin(s), d’un point de vue féminin, interrogent
le rapport des femmes au monde, aux hommes, à l’amour,
aux enfants, en essayant de donner des représentations plus
fidèles et positives des femmes. La principale différence
avec les woman’s films, et ce parce qu’on est
en plein Mouvement des femmes, est que ces personnages réussissent
plus souvent leur émancipation (La fiancée du
pirate, Nelly Kaplan, 1969 ; La femme de Jean, Yannick
Bellon, 1974 ; L’une chante, l’autre pas, Agnès
Varda, 1976…). Ces films de femmes ainsi appelés
héritent de la connotation péjorative des woman’s
films (dits par exemple « weepies » , « pleurnicheries
» [91]).
Par ailleurs, quand on marque ainsi une œuvre par le sexe de
son auteure, alors que l’art est censé être a-genré,
on ramène la créatrice à son statut de femme,
social et biologique. Le regroupement des films réalisés
par des femmes sous cette étiquette est une forme de discrimination
qui maintient ces films à l’écart de la production
globale, les films d’hommes ou les films tout court.
Le langage est affaire de pouvoir, et les féministes bien
décidées à le partager s’approprient
l’expression afin d’en modifier la sémantique
- positive et militante et non plus péjorative et restrictive
- et du coup la valeur de la création des femmes.
Cet article écrit
en 1979 à propos du premier festival de Films de Femmes
de Sceaux témoigne du « volontarisme démonstratif
», selon les mots de Jean-Michel Frodon, et rappelle par ailleurs
que film de femme était quand même moins pire que film
féministe.
Que la
caméra serve la cause d’une minorité,
c’était bien le projet de Sceaux. Tant que le
cinéma de femme restera en minorité, il aura
besoin de telles manifestations. Il est bien certain que si
nous voulons que les choses changent, c’est à
nous, femmes, de les changer. Nous ne devons compter que sur
nous-mêmes. […] Est-ce que l’an prochain
les cinéastes françaises hésiteront encore
à s’associer à cette manifestation, craignant
que leur film n’en reçoive le label infamant
(où va se cacher l’infamie) de film féministe
? […] Femmes, à vos caméras ! |
En effet, les réalisatrices
hésitent et préfèrent ne pas mettre l’accent
sur une féminité qui se voit déjà trop
[93];
ainsi Coline Serreau déclare en 1977 :
J’en
ai marre d’être cataloguée dans le ghetto
des films de femmes. Je ne suis pas une féministe
professionnelle, mon métier c’est le spectacle.
Je suis une cinéaste. Il se trouve que je suis du sexe
féminin. Je ne veux pas d’une certaine condescendance
qui commence à se manifester à propos des films
tournés par les femmes. Je refuse le ghetto, parce
que, de même que je refuse certain cinéma d’homme,
de même je ne suis pas du tout d’accord avec certains
films de femmes. [94] |
Ce ne sont pas les
réalisatrices mais le mouvement intellectuel et militant
féministe qui entoure ce cinéma qui portera haut et
fort le drapeau film de femme, en cherchant à frapper
fort. Un procès d’intention malhonnête de la
part de Jean-Michel Frodon…
Toutefois dans les
revues féministes, certaines ne se priveront pas de se considérer
comme auteur et femme en même temps, sachant aussi que cela
ne leur sera pas reprocher. Nelly Kaplan s’exprime librement
pour Musidora et n’hésite pas à exhorter le
génie féminin, un génie qu’elle voudrait
corrosif.
A nous l’histoire
de nos folies…
« Sensibilité féminine…douceur…frémissante…instinctivité…
»
Des pièges à cons (pour une fois le terme
n’étant pas péjoratif) dont il faut
se méfier comme de la peste. Pièges à
travers lesquels le Cinéma fait par des femmes risque
d’être relégué longtemps aux étagères
des créations sous-développées.
Un concile décida autrefois que la femme n’avait
pas d’âme. Maintenant, ô paradoxes de
la répression, on lui octroie de l’âme
à la pelle. Car âme n’est pas cerveau,
ni corps, avec les vertiges de leurs découvertes.
La femme créatrice donc, aura le droit d’être
sensible. Intelligente, parfois. Jamais géniale.
Les faits sont là pour le prouver : a-t-on vu dans
l’histoire des arts et des sciences, de la politique
même, des femmes Léonard de Vinci, Shakespeare,
Rimbaud ? Pour une Marie Curie, à la rigueur, combien
de milliers de miracles testiculaires ? On oublie de raconter
que les statistiques sont faussés à la base
: elles sont trop peu nombreuses, les créatrices
pour que leurs coups de dès arrivent à abolir
le hasard !
Mais, de grâce, que les films faits par des femmes
soient construits pour intéresser – même
en dérangeant, surtout en dérangeant, - tout
le monde ! Il s’agit de raconter des histoires. Et
à travers elles, de détrôner ce qui
est encore le poison le plus insidieux du cinéma
: sa misogynie.(…) Poétesses, à vos
luttes ! Sorcières, à vos balais ! Pour une
création androgyne, douce ou amère mais violente
! Dans les veines des femmes le génie existe (je
l’ai rencontré), et coule à pleins flots,
souterrainement encore. [95]
|
Le pouvoir féminin
est ici brandi, mais pour mieux dépasser un obstacle et un
ennemi majeurs pour les femmes, les mots et la langue.
---------Les
mots et les femmes
La
notion même de film de femme définit
de manière cinglante les relations entre les hommes
et les femmes, et la piètre estime dans laquelle le
tiennent les intellectuels est un signe évident des
priorités critiques et sexuelles. [96] |
Film de femme
est un « label infamant », d’autant plus que le
féminin, et par extension tout ce qui s’y rattache,
est dans notre culture occidentale une valeur dépréciée.
Dans les années soixante-dix, le combat des féministes
est de révéler les mécanismes d’oppression
à l’intérieur même des représentations,
notamment dans le langage. La langue est un système symbolique
qui véhicule l’idéologie de la société
qui la parle et le droit, le pouvoir de nommer est une prérogative
du groupe dominant sur le groupe dominé.
Revenons sur la
formule de Jean-Michel Frodon, et tentons d’analyser sa construction,
son sens latent : « Mais aussi, pour partie, au fait que ces
films se seront voulus films de femmes avant d’être
celui de cinéastes ».
Dans la langue française,
l’utilisation du neutre est toujours problématique.
Il existe une dissymétrie fondamentale entre le masculin
et le féminin,
dissymétrie
entre un universel, l’être humain, masculinisé
par la grammaire, et un genre particulier, l’identité
féminine, entièrement comprise à l’intérieur.
D’autre part, le masculin étant l’universel,
l’universel est masculinisé, et le genre neutre
se conjugue au masculin.(…) Le féminin intervient
comme une réduction particulière, plus étroite
et spécifique, que ce qui est entendu dans l’expression
homme et même enfant, dans son ampleur
uniformisante. Le féminin n’est jamais le symétrique
inverse du masculin, ni la moitié du monde social,
mais une de ses composantes particulières, pétrie
de chairs et d’humeurs, pendant que l’universalité
d’homo occupe tout le champ. Ainsi un homme
sur deux n’est pas une femme au plan de notre imaginaire
social, il est encore un homme dès qu’il
accède à l’universel. Ce point crucial
a été souvent noté, jamais déjoué
». [97] |
Ainsi les cinéastes,
les metteurs en scène dans notre imaginaire sont
d’abord des hommes, et metteur en scène d’ailleurs
n’a pas encore de féminin. L’être humain
est un homme jusqu’à preuve qu’il est une femme.
Ce sexisme est inhérent à notre langue et à
notre culture. Il est une domination symbolique des hommes sur les
femmes, que Marina Yaguello a démontrée dans un essai
sociolinguistique, en 1978, Les mots et les femmes [98].
Elle analyse le sexe des mots, les constructions grammaticales,
l’androcentrisme de la langue française, qu’elle
nomme « langue du mépris ».
|
Conception : Edwige Khaznadar - Dessin
: Alf - Tous droits réservés - 2002
"Un Homme sur deux est une femme
!"
|
Elle prend pour
exemple une phrase qu’elle relève dans un article du
Monde du 7 juin 1977 où un journaliste salue Mme Alice Saunier-Seité,
alors Secrétaire d'Etat aux Universités sous la présidence
de Valéry Giscard d'Estaing, « comme le seul homme
du gouvernement » [99];
elle analyse l’expression de cette manière : d’abord,
elle note que la formule n’a pas le même sens au féminin
– la seule femme du gouvernement, c’est-à-dire
parmi les hommes – ce qui signifie que seuls les hommes gouvernent
ou savent gouverner : dissymétrie sémantique. Employer
une telle expression à propos d’une femme implique
qu’une femme n’est légitime et reconnue à
condition qu’elle se comporte comme un homme, qu’elle
soit un homme. Quant aux hommes du gouvernement, ils ne sont pas
de vrais hommes, ce qui les renvoie à être
des femmelettes, à les humilier par le féminin,
et à rappeler à Mme Alice Saunier-Seité que
le féminin est humiliant. Le journaliste lui souligne ainsi
qu’elle est une femme et qu’en se comportant comme un
homme, elle sort de son rang, mettant en péril sa féminité,
traditionnellement synonyme de soumission ; au gouvernement elle
n’a finalement pas de place, n’étant ni femme
ni homme. Voilà ce que Marina Yaguello appelle une «
métaphore ping-pong », ou comment jouer de manière
perverse avec une langue dissymétrique.
En ce qui concerne
la phrase de Jean-Michel Frodon, le cas particulier du mot cinéaste,
qui est un nom commun bivalent (invariable en genre, à déterminant
alternant, masculin ou féminin [100])
et son emploi au pluriel atténuent l’aspect ping-pong
de son utilisation. Pourtant c’est du même mécanisme
dont il s’agit. Jean-Michel Frodon en profite pour faire un
pied de nez – machiste – aux réalisatrices. Si
elles avaient fait des films plutôt que des films
de femmes, c’est-à-dire en cachant qu’elles
étaient des femmes, alors peut-être… «
La femme singe l’homme mais reste une guenon ! » [101]
La langue
du mépris est un instrument de dénigrement systématique
de la femme qui se poursuit depuis l’aube de la culture
dans toutes les sociétés patriarcales. (…)
[102]
Par la dérision qui s’attache aux dénominations
féminines, c’est le corps social tout entier
– y compris les femmes elles-mêmes, qui ont soit
intériorisé leur condition inférieure,
soit rejoint, minoritaires, les rangs des hommes – qui
se défend comme il peut contre l’investissement
par les femmes des bastions masculins » [103] |
Les bonnes femmes,
une femme légère, fille de joie, gonzesse, salope,
putain..
Gars/garce, chien/chienne, maître/maîtresse, les grands
hommes/les grandes femmes…
En effet, l’immense
majorité des mots qui désignent les femmes sont péjoratifs,
comportent une ambiguïté avec la prostitution ou des
connotations haineuses.
Ce que n’a
pas relevé Jean-Michel Frodon, c’est que revendiquer
des films de femmes dans le contexte des luttes féministes
revient plus à s’inscrire contre le caractère
androcentré de la création en général,
à exprimer une identité culturelle féminine
dépréciée (ouvrage de dames), à
faire corps avec les revendications politiques des féministes,
qu’à revendiquer un langage spécifiquement féminin.
Prenant conscience des inégalités au sein de la société
et de la culture, de nombreuses femmes ont voulu exprimer, comme
nous l’avons vu au deuxième chapitre, une fierté
de femme, et non féminine, terme qui renvoie
à des stéréotypes qu’elles dénoncent,
une parole de femme, faire des films de femmes,
pour, selon les mots de Marina Yaguello, « cultiver la marginalité
jusqu’à ce que la marge occupe la moitié de
la page ».
Bien qu’ils
soient encore loin d’occuper la moitié de la production,
les films réalisés par des femmes ne sont plus considérés
en 2003 comme marginaux, ni les réalisatrices des «
surmâles ». Les réalisatrices étant acceptés
socialement, l’expression film de femme a perdu de
sa force militante, elle peut devenir alors franchement péjorative
et sexiste.
On peut relever
d’autre amalgames dans l’utilisation de cette expression
par certains critiques. En 2001, René Prédal [104]
l’emploie abusivement comme
étant un genre, sans pour autant le définir : «
Proche du film autobiographique, le film de femme style
Y aura t-il de la neige à Noël de Sandrine
Veysset pour le meilleur ou No sex last night de Sophie
Calle pour le pire… » [105].
Il tente une page plus loin de se dédouaner de cette catégorisation
tout en diminuant l’intérêt des films : «
Mais là encore toute schématisation est dangereuse
: femmes cinéastes, portraits de femmes, féminisme,
film d’auteur constituent des notions délimitant des
domaines voisins qui se recoupent souvent mais ne se confondent
que rarement : on atteint alors quelques fois le chef d’œuvre
mais fréquemment aussi la caricature ! ». A nouveau,
dans 50 ans de cinéma français, René
Prédal réserve huit pages sur cinq cent soixante-huit
pages au « cinéma féminin » et s’excuse
de ce « regroupement commode » car « l’éclatement
dans d’autres sections de l’ouvrage n’aurait pas
permis de dégager la force tout juste naissante du mouvement
féminin » [106].
Françoise Audé note le passage et répond «
Certes, dans l’accroissement remarqué du nombre des
réalisatrices, il y eut de la force, je dirais plutôt
de l’énergie et sans doute du volontarisme. Peut-on
parler pour autant de mouvement féminin ? Il n’existe
pas d’entente, d’association, de bande de réalisatrices
! ». [107]
Tout ce
qui n’a pas de nom […], tout ce qui est nommé
d’une façon inexacte, tout ce qui est submergé
dans la mémoire par suite de la perte de sens causée
par un vocabulaire inapproprié ou menteur, tout cela
reste non seulement dit, mais devient indicible. [108] |
Les femmes préfèrent
reconsidérer l’expression film de femme et
l’utiliser avec prudence. Denise Brahimi, en 1999, écrit
qu’ « il est très possible, et notamment au vu
du cinéma de ces dernières années, qu’il
ne soit bientôt plus question des cinéastes en tant
qu’hommes ou femmes, et que cette distinction cesse d’être
pertinente. Le public s’habitue à ne pas considérer
qu’un film, s’il est l’œuvre d’une
réalisatrice, appartient d’emblée à la
catégorie films de femmes » [109].
En 2002, Françoise Audé consacre un chapitre à
cette question, « films de femmes et ghetto ? » [110],
un débat qui s’enlise et brouille de plus en plus l’image
du Festival de films de Femmes de Créteil. Elle se demande
finalement « qui fabrique le ghetto, ceux du dedans ou ceux
du dehors qui y viennent vérifier leurs préjugés
sexistes ou homophobes ? ». [111]
« Dès
l’instant où on établit une distinction entre
les films de femmes et les films faits par les femmes, on entre
dans le domaine de la plus totale subjectivité » [112].
Ce qui est le cas de René Prédal ou de Jean-Michel
Frodon pour qui Nelly Kaplan, sans être une cinéaste
de « grande envergure », est « la seule parmi
les nouvelles venues à la réalisation qui paraisse
susceptible d’échapper au stéréotype
du film de femme » [113]
? Il semblerait que film de femme
soit ici utilisé au sens de woman’s film,
ce qu’il n’est pourtant pas.
Le fait
de nommer d’une façon inexacte n’est pas
le résultat d’une erreur, mais bien d’une
stratégie du langage patriarcal, et l’absence
de dénomination n’empêche pas plus les
surnoms injurieux que l’incapacité à établir
une nomenclature exacte des films féministes contemporains
n’empêche ceux-ci d’être rangés
dans des catégories. [114] |
Inutile de dire
que cette double injonction, faîtes des films, mais pas
des films de femmes, les réalisatrices l’ont vue
venir et chacune a dû faire face à cette forme de discrimination.
Il n’empêche que le féminisme et leur propre
ressenti de femme n’a cessé de nourrir leurs créations.
---------L’outil
gender
Ce que pose comme problématique l’appellation film
de femme, qu’elle soit utilisée dans son sens
militant ou péjoratif, c’est la notion de femme comme
auteur spécifique.
Simone de Beauvoir,
avec « on ne naît pas femme, on le devient » a
jeté les bases d’une conception du sexe comme construction
sociale, c’est-à-dire du concept de genre, gender
en anglais. Le concept de genre a été défini
par les féministes anglo-saxonnes et s’est ensuite
diffusé au plan international. En 1972, dans Sex, Gender
and Society, Ann Oakley définit la première,
d’un point de vue féministe, le concept de genre :
« le mot sexe se réfère aux différences
biologiques entre mâles et femelles : à la différence
visible entre leurs organes génitaux et à la différence
corrélative entre leurs fonctions procréatives. Le
genre, lui, est une question de culture. Il se réfère
à la classification sociale en masculin et féminin
» [115].
Avec ce concept, les féministes peuvent dégager l’analyse
des rapports entre femmes et hommes des présupposés
biologisants qui l’entourent habituellement. Elles peuvent
travailler sur l’idée que les rapports hommes/femmes
ne sont pas des rapports fondés sur la complémentarité
mais des rapports hiérarchisés.
Avoir une approche
gender, c’est prendre en considération le
fait qu’il n’ y pas de lien entre sexe et identité,
sauf de culturel, politique, social. C’est penser qu’il
n’y a pas de point de vue qui ne soit sexué : dès
lors, film de femme doit être compris comme œuvre
réalisée par une femme en contextualisant cette femme
dans un système où elle est dominée et sujette
à des rapports de force en sa défaveur. Films
de femmes ou contre-cinéma des femmes.
|
Bande Dessinée
de Claire Brétécher
Reproduite par Marina Yaguello, in Les mots et les femmes,
opus cité, pp.106-107 |
-
Films de femmes comme contre-cinéma -
En Grande-Bretagne
et aux Etats-Unis, les féministes cherchent davantage à
approfondir leurs critiques envers un cinéma sexiste et leurs
conceptions d’un cinéma féminin et féministe.
Des revues comme Screen, anglaise, Women and Film,
Camera Obscura, américaines, deviennent une tribune
pour une théorie féministe du cinéma (feminist
film theory) qui s’élabore dans les années
soixante-dix.
---------Le
féminin comme révolutionnaire
En 1973, Claire Johnston déclare que le cinéma des
femmes doit être un « contre-cinéma »,
contre un cinéma dominant qui reflète les «
fantasmes collectifs du phallocentrisme ». Dans « Woman’s
film as a counter-cinema », elle donne sa vision, politique,
du Septième Art.
Le cinéma
est un produit idéologique, le produit de l’idéologie
bourgeoise. L’idée d’un art universel et
donc éventuellement androgyne est une notion fondamentalement
idéaliste : l’art ne peut être défini
que comme un discours au sein d’une conjoncture particulière
– en ce qui concerne les femmes celle de l’idéologie
sexiste et bourgeoise du capitalisme dominé par les
hommes. |
Pour servir la lutte
contre la société patriarcale, le cinéma des
femmes se doit d’être exigeant. Claire Johnston reproche
le peu de cas que font généralement les femmes des
recherches esthétiques, leurs façons de filmer étant
proches de la télévision et des techniques du cinéma-vérité,
c’est-à-dire que la mise en scène est souvent
conventionnelle ou naïve, l’intervention de la cinéaste
réduite. [117]
Ce n’est
pas l’innocence de la caméra qui peut
capturer sur de la pellicule la vérité
de notre oppression : cette vérité doit être
construite/fabriquée. Il faut créer de nouvelles
significations en dérangeant la texture du cinéma
bourgeois et masculin dans le texte même du film ».
[118]
|
D’autre part,
elle cherche à rassembler en vue d’une stratégie
politique le cinéma de divertissement et le cinéma
d’intervention politique, souvent mis dos à dos, et
préconise leur enrichissement mutuel : que le premier se
politise et que le deuxième cherche une voie à l’expression
du désir et du plaisir des femmes. Claire Johnston insiste
par ailleurs sur les capacités subversives du cinéma
des femmes au sein du système, en s’appuyant
sur l’expérience de Dorothy Arzner et Ida Lupino, deux
metteurs en scène ayant réalisé des fictions
à Hollywood, l’une dès les années trente
(Dance, Girl, Dance, 1940), la deuxième dans les
années cinquante (Outrage, 1951).
Pour cette pionnière
de la feminist film theory, le cinéma des femmes
doit donc être avant tout politique et combattre la réification
des femmes. Cette réification, Laura Mulvey, la démontre
dans un autre texte fondateur de la critique féministe, «
Visual Pleasure and Narrative Cinema » [119],
publié dans la revue Screen en 1975. Elle montre
comment le dispositif cinématographique, basé sur
trois sources masculines de regard, celui de la caméra (metteur
en scène-homme), des personnages (héros masculins)
et des spectateurs (implicitement masculins) reproduit et renforce
l’inconscient patriarcal. Dans un film classique, les personnages
féminins et masculins n’ont pas la même fonction
; en effet, une « division hétérosexuelle du
travail entre fonction active et passive contrôle la structure
narrative […] selon les principes de l’idéologie
dominante et les structures psychiques qui la soutiennent »
[120].
L’homme a le rôle actif, celui qui fait avancer le récit
tandis que la femme, icône, assure la fonction de spectacle,
de « plaisir visuel », en s’offrant au
regard du héros et à celui du spectateur. Laura Mulvey
analyse les processus d’identifications à partir des
travaux psychanalytiques et démontre leur androcentrisme.
Chaque film classique standard est régi par un désir
masculin, il s’adresse donc à un spectateur masculin.
Le film permet à ce dernier de s’identifier avec un
idéal du moi à l’écran (qui
assure la fonction de miroir) au travers d’un héros
qui contrôle les évènements et réalise
ses fantasmes, et de posséder à travers lui la femme,
exhibée comme objet sexuel. L’auteure conclue que,
puisque ce cinéma dominant est totalement soumis «
aux besoins névrotiques du moi masculin », son déclin
ne peut être constaté par les femmes qu’avec,
tout au plus, « un petit regret sentimental » [121].
Elle se positionne ensuite en faveur d’un cinéma alternatif
qui détruit les notions de satisfaction et de plaisir du
cinéma narratif, afin de concevoir un « nouveau langage
pour le désir ».
En France et durant
la décennie soixante-dix, le cinéma des femmes, à
l’intérieur du circuit commercial, est diversifié.
Certaines réalisatrices adoptent un style conventionnel,
dans le but d’attirer un large public, comme Diane Kurys avec
Diabolo Menthe (1977, Prix Louis-Delluc, 765 999 entrées
[122],
meilleure audience parmi les films réalisés par des
femmes à cette époque). Chronique quotidienne de l'année
scolaire 1963 de deux sœurs au lycée Jules-Ferry, cette
comédie autobiographique aborde le malaise, la rébellion
latente et les premiers émois, amoureux et politiques, de
l’adolescence. Diane Kurys emprunte une esthétique
proche du téléfilm, ainsi que le constatait Claire
Johnston, et son premier long-métrage connaîtra d’ailleurs
une deuxième carrière à la télévision.
Nelly Kaplan et
Coline Serreau utilisent également des procédés
traditionnels de mise en scène bien que leur propos soit
extrêmement provocant, ainsi que nous l’avons déjà
analysé. Pour La fiancée du pirate et Pourquoi
pas !, deux premiers longs-métrages de fiction, les
réalisatrices ont exprimé leur volonté de créer
une contradiction entre un langage visuel classique et un discours
politique sur les tabous de la société. La fiancée
du pirate a été très remarquée
au Festival de Venise et lors de sa sortie en salles, le film ressort
même à nouveau en 1977, accueilli favorablement par
le public et les critiques. Précurseuse de la mise en question
des rôles sexuels par le Mouvement de Libération des
Femmes, Nelly Kaplan s’expliquait en 1969 sur ses choix formels
à un journaliste des Nouvelles Littéraires
:
- Certains
s’étonnent que ce que votre film, si provocant
par le contenu, soit de facture si classique.
- C’est tout à fait délibéré
de ma part : j’avais besoin que le pouvoir détonnant
du sujet passe dans une enveloppe traditionnelle afin que
l’impact sur le spectateur soit plus fort. Il était
nécessaire de faire apparaître l’ascension
de Marie à la manière d’une ligne droite
très pure, et donc de refuser tout procédé
narratif ou technique qui aurait pu briser cette ligne. |
Le cinéma
de Marguerite Duras et de Chantal Akerman se rapproche plus de la
radicalité esthétique recherchée par Laura
Mulvey [124].
India Song sorti en 1975 et Jeanne Dielman, 23 quai
du Commerce, 1080 Bruxelles, sur les écrans quelques
mois plus tard ont de ce point de vue d’importants points
communs, mise à part Delphine Seyrig qui rend Anne-Marie
Stretter et Jeanne Dielman inoubliables. Si l’œuvre cinématographique
de Marguerite Duras est remarquable par son ampleur et sa continuité
(une dizaine de films durant la décennie soixante-dix), au
cœur de cette étendue India Song est le film
qui a suscité la plus grande fascination. Le troisième
long-métrage de la jeune Chantal Akerman fait également
l’effet d’une bombe : « Mon film commence où
les autres s’arrêtent » [125]…
Ces deux films sont réputés difficiles d’accès
pour le grand public, ils coupent avec une narration classique en
interdisant toute action et psychologie qui faciliteraient l’identification
du spectateur avec les personnages. Le récit filmique du
premier se compose d’une bande-son complexe où s’entremêlent
des voix, des « voix humaines décollées des
personnages invisibles qui les émettent et dont on ignore
qui ils sont » [126]
et des variations
du célèbre thème musical, lancinant, India
Song ; à l’image, peu de plans mais qui reviennent
plusieurs fois, des plans qui s’étirent et qui installent
la sensualité d’Anne-Marie Stretter. Marguerite Duras
travaille son espace-temps en évitant tout réalisme,
« toutes les références à la géographie
physique, humaine, politique d’India Song sont fausses
». [127]
Chantal Akerman
se situe également du côté d’un cinéma
moderne et innove dans la mise en scène en filmant «
comme peignent les hyperréalistes » [128];
elle cherche, à partir d’une image très stylisée,
à atteindre l’essence même de la réalité.
Comme India Song, ce film va à l’encontre
des codes traditionnels, à tel point que le public le supporte
difficilement ; il obtient d’ailleurs quelques critiques saisissantes,
notamment par leur sexisme…
On vous
aura prévenu : trois heures de cirage et d’épluchures
et on n’a même pas la consolation de voir Delphine
cirer les patates et éplucher les chaussures au dernier
plan !
Charlie Hebdo, 15 janvier 1976
Ca va loin
dans l’introspection de l’appareil à
douche et du bac à vaisselle […] A voir si
vous avez trois heures vingt devant vous et en notant bien
cette nuance : Delphine Seyrig tient là le rôle
d’une prostituée, pas d’une fille de
joie.
Le Canard Enchaîné, 28 janvier 1976
Trois jours
d’une ménagère-prostituée belge.
Le film de Chantal Akerman, chronique hyperréaliste
constitue une manière de record : trois heures et
dix-huit minutes d’un ennui dense et total.
L’express, 2 février 1976
Pour la
réalisatrice, c’est un pari sans grande portée
qui ramène le cinéma à un misérabilisme
suranné. Pour le spectateur en quête de divertissement
ou même d’une émotion, c’est une
mauvaise plaisanterie et un pensum.
Le Point, 26 janvier 1976
|
Cette idée
du féminin comme révolutionnaire prend son sens dans
l’intrusion d’un point de vue féminin à
l’intérieur d’un système de représentation
androcentrée. Ce regard genré est transgressif dans
la mesure où il égratigne la notion de l’universalité
sur laquelle repose l’idéologie patriarcale. Les réserves
sur le cinéma des femmes montrent combien ce regard féminin
est problématique : les critiques se demandent s’il
est spécifique, cherchent à regrouper les films, à
trouver des points communs afin répartir à nouveau
les rôles sexuels de chacun, redéfinir un consensus
sur la différence sexuelle. Cette différence sexuelle
est toujours constatée du côté du féminin,
de l’Autre, des films de femmes.
---------Contre
le cinéma d’auteur au masculin
Pour Geneviève Sellier [129],
l’introduction des auteures s’inscrit contre
les auteurs, les hommes, et déstabilise la notion
plus large d’auteur.
La notion d’auteur
au cinéma s’impose théoriquement en France entre
1955 et 1965 au sein des Cahiers du Cinéma. Cette notion
vient de la critique littéraire, pour laquelle la qualité
de l’œuvre est liée à son originalité,
et à tout ce qui fait signe de l’individualité,
la spécificité d’un univers propre et distinct
de l’auteur. Au contraire, le cinéma est un art populaire
ses caractéristiques d’art populaire, de masse, de
divertissement, il est surtout caractérisé par ses
multiples collaborateurs. Le cinéma ne pouvait rester isolé
des autres arts, ceux du je assumé, ceux de l’imaginaire
individuel, voire de l’élaboration d’un authentique
univers personnel. Aussi - contre l’idée de création
collective – « les critiques de Cahiers du Cinéma
vont-ils élaborer dans la seconde moitié des années
cinquante la politique des auteurs pour aligner le cinéma
sur la littérature et achever son processus de légitimation
intellectuelle au plus haut de l’échelle culturelle
». [130]
La politique culturelle
de l’Etat à ce moment-là, finance le cinéma
sur le principe des aides à la qualité (CNC, avance
sur recettes), ce qui contribue à penser l’industrie
cinématographique comme un art, en accordant au statut du
metteur en scène celui d’auteur, à l’instar
des secteurs les plus prestigieux de la création culturelle
(littérature, Beaux-Arts). Ce sont les jeunes critiques des
Cahiers du Cinéma qui écrivent à la fois les
textes fondateurs du tournant esthétique de la Nouvelle Vague,
s’opposant au cinéma des producteurs (en travaillant
sur des auteurs réussissant à s’exprimer dans
des films de genre au sein du cinéma américain), au
cinéma de « qualité française »
et mettent en pratique cette vision du monde et de l’art dans
leurs propres films.
Si la Nouvelle Vague
est un événement majeur de l’histoire du cinéma
d’après-guerre, elle revêt pour Geneviève
Sellier « une dimension mythique de révolution esthétique
[qui] a occulté toute autre dimension, dans la doxa cinéphilique
qui règne en France autant qu’à l’Université
» [131].
Geneviève Sellier revient sur cette période essentielle
pour la question de l’auteur, en essayant d’analyser
les rapports de sexe dans les films et entre les auteurs dans un
cinéma « qui se réclame, dans une tradition
bien française, d’une création artistique à
vocation universelle, même ou parce qu’elle est essentiellement
masculine » [132].
Geneviève Sellier décrit la Nouvelle Vague comme un
« cinéma à la première personne du masculin
singulier » [133]:
regard subjectif d’un auteur-démiurge qui crée
le film-œuvre. Pour René Prédal, cette revendication
du « je » par un personnage alter-égo de l’auteur
est une nécessité alors pour légitimer le cinéma
et lui faire acquérir ses lettres de noblesse, mais il ne
précise pas alter-ego masculin. Après La pointe
courte en 1954 d’Agnès Varda, et durant la Nouvelle
Vague, cent cinquante cinéastes font un premier film, tous
des hommes.
Geneviève
Sellier s’appuie sur une enquête menée par des
sociologues en 1962, sur les «conditions d’apparition
de la Nouvelle vague» [134]
pour relever les traits distinctifs
des films de cette période :
Les films
situent tous leur intrigue dans le présent immédiat,
privilégient la sphère de la vie privée,
la proximité géographique, resserrent les
actions sur une période très brève,
mettent en scène le plus souvent des personnages
dénués de passé, sans mémoire,
sans projet ; ce sont des films qui ignorent les héros
au sens fort de la littérature populaire repris par
le cinéma grand public. […] ces films se concentrent
sur les problèmes sexuels de leurs personnages qui
sont nettement plus jeunes que ceux du cinéma traditionnel.
C’est un monde d’anti-héros, qui n’ont
de problèmes qu’individuels dans un monde social
stable, et qu’on ne cherche pas à nous rendre
sympathiques, la seule participation demandée
au spectateur étant de l’ordre de l’empathie,
sans référence éthique. [135]
|
En plus des allusions
à ce cinéma que Michèle Rosier insère
dans Mon cœur est rouge, (à Jean-Luc Godard
par exemple, voir chapitre II), elle construit également
son film en imitant l’univers de la Nouvelle Vague, selon
les descriptions ci-dessus. Le film ne donne aucune information
sur le passé, la famille de Clara ; nous la suivons dans
le déroulement de deux journées, à Paris ;
personnage féminin, elle est anti-héroïne pourrait
on dire : visage non maquillé, naturel, les cheveux attachés
; quand elle refait sa tresse devant un miroir des toilettes, c’est
sans aucune sexualisation de son corps ni de ses gestes. On assiste
longuement à une scène avec son ami dans la baignoire,
qui pourrait être érotique mais qui débouche
sur une sexualité qui doit passer par la redécouverte
de leur corps mutuel, une approche pudique comme pour conjurer tout
le voyeurisme et le mépris qui a entouré le corps
des femmes, et principalement dans les films de la Nouvelle Vague.
Geneviève sellier rappelle en effet que le plus souvent «
Les femmes [y] sont mystérieuses et fascinantes, à
la fois objet de désir et de méfiance, sinon de peur,
qu’il faut souvent écarter pour pouvoir exister, à
moins qu’elles ne finissent par détruire le héros,
volontairement ou non ».
Par ailleurs, les
valeurs d’égalité, de respect, de solidarité
que prônent le film sont autant mises en valeur qu’elles
étaient inexistantes dans les films de la Nouvelle Vague
:
Le refus
des personnages par rapport aux institutions est apolitique,
les valeurs sociales les indiffèrent. La notion de
responsabilité n’existe pas. Les héros
vivent dans un absurde quotidien […], nihilisme et
absence d’altruisme. Les valeurs collectives n’ont
plus cours. La famille comme cellule familiale est morte.
Les relations familiales ou de couple sont perpétuellement
en crise. (…) C’est une solitude orgueilleuse
qui caractérise le héros (masculin) de la
Nouvelle Vague. » [137]
|
La solitude du personnage
de Clara est un moment de réflexion qu’elle s’accorde,
par exemple le temps d’une balade dans les rues de Paris.
Michèle Rosier suit lentement Françoise Le brun marchant
près dans le quartier de Montmartre, les couleurs virent
dans un gris bleu uniforme, puis un travelling latéral fait
défiler en un plan poétique les motifs d’un
pont, des croix en fer derrière lesquelles on devine le cimetière
de Montmartre : un plan épiphanique, au sens rossellinien
du terme, qui est un moment de trouble que vit le personnage avant
de vivre la révélation, ici celle d’un vieux
monde qui termine, puisqu’un bout du patriarcat est en train
de s’effondrer sous l’impulsion des féministes.
Aux points de vue
androcentrés des films de la Nouvelle vague, Michèle
Rosier substitue un personnage féminin, comme une revanche
qu’elle s’accorderait, et avec elle, toutes les femmes.
(voir en annexe la critique très enthousiaste de Françoise
Oukrate dans La Revue du Cinéma, Image et son n°313,
janvier 1977). Mais la référence à la Nouvelle
Vague peut se lire aussi comme un lien avec l’esprit de contestation,
de bouleversement des codes du cinéma qui lui étaient
inhérents : une Nouvelle Vague au féminin
en quelque-sorte. Et il s’agit en effet un peu de cela ; la
Nouvelle Vague est révélatrice « de l’articulation
qui s’opère dans la tradition française de la
culture d’élite, entre la création artistique
et une conception masculine de l’identité associée
à la domination » [138]
: alors parce-qu’ils remettent
en cause cette tradition, à la fois d’élitisme
et de rapports sociaux de sexe sous domination masculine, les films
de femmes des années soixante-dix peuvent être
vus comme une Contre-Nouvelle Vague.
Et en effet, les
réalisatrices veulent être considérées
comme des auteurs, alors que cette notion est mise à mal
par les textes de Roland Barthes [139]
et de Michel Foucault [140].
« Anne Friedberg constate avec stupeur que les déclarations
de ‘‘la mort de l’auteur’’ par Roland
Barthes et Michel Foucault vont engendrer chez les hommes une telle
régression sur la notion d’auteur que la femme se sera
plus admise comme auteur ». [141]
Ainsi René
Prédal considère que la critique féministe
anglaise vit en ce moment « une dangereuse inflation auteuriste
qui amène certaines critiques à faire grand cas de
Coline Serreau ou de Diane Kurys » [142].
En 1998 Brigitte Rollet, pour la collection anglaise French
Film Editors, consacre en effet un livre à Coline Serreau
[143],
première femme française à connaître
un énorme succès commercial avec Trois hommes
et un couffin en 1985 et restée populaire pour ses comédies
engagées (Romuald et Juliette, 1989 ; La Belle
Verte, 1996) ; mais une dérive auteuriste, certainement
pas, car Brigitte Rollet envisage la notion d’auteur sous
un angle particulier :
Le choix
d’un-e réalisateur-trice comme objet d’étude
pose la question de l’auteur. Cette série [«
french film directors »] qui catégorise les
films non selon une période ou un genre, par exemple,
mais selon la personne qui les a réalisés,
prend les risques d’épouser une vision romantique
du film comme une inspiration solitaire. De ce point de
vue, le rôle du critique doit être de découvrir
les continuités, de révéler les cohérences
des thèmes et des motifs qui correspondent au génie
particulier de l’auteur. Mais ce n’est pas notre
but : si l’auteur, notion articulée en France
dans les années cinquante, est pris en compte ici,
c’est en le considérant comme un élément
signifiant parmi un processus complexe de production et
de réception du film, ce qui inclut une réflexion
socio-économique et politique, envisagent l’ensemble
de l’équipe de réalisation, des artistes
et des techniciens, le rôle de la production et de
la distribution, et les réponses complexes et multiples
du public. [144]
|
Elle ne cherche
pas à inscrire Coline Serreau au panthéon des Grands
Cinéastes même si cette étude nous fait mieux
comprendre ses films. Ce qui est intéressant dans cette approche,
c’est qu’elle révèle des spécificités
du cinéma français en prenant comme paradigme le parcours
d’une cinéaste : en genrant l’histoire,
Brigitte Rollet arrive à mieux rendre compte des films réalisés
par une femme, et leurs problématiques.
Si pour Ann Friedberg,
« la mort de l’auteur » n’aura pas seulement
introduit la naissance du lecteur, elle aura également «
donné naissance à son jumeau caché : l’auteur
féministe » [145],
sans le concept de genre, ces auteurs féministes, telles
Chantal Akerman, Yannick Bellon, Coline Serreau, Agnès Varda
ou Michèle Rosier ne pourront jamais être envisagées
dans leur complexité, et les films de femmes resteront
des chimères.
L’enjeu
d’une histoire ‘‘genrée’’
du cinéma […] : en rendant visibles les effets
de la domination patriarcale sur le champ de la culture,
tout en historicisant ces effets, cette nouvelle approche
permet de penser la possibilité et la légitimité
d’autres formes de créativité. [146]
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